Invité par l’Alliance Française du Costa Rica lors de la « semana del diseno » à San Jose, j’ai été questionné sur les relations entre matière, design et écologie. Cette « entrée en matière » m’a permis d’articuler ma réflexion autour d’un « devenir sol des objets ». Manière d’envisager les processus de conception, leurs objectifs dans un temps géologique, partie prenante d’une formation des sols en train d’advenir.
Mon travail de recherche porte sur les sols urbains. De manière un peu plus large, on peut dire que je m’intéresse en tant que designer aux sols anthropisés et aux processus d’artificialisation qui les font advenir. Ce point de vue conditionne il me semble un rapport singulier à la matière. Aborder cette notion depuis le sol, c’est l’envisager d’emblée en terme de métabolisme.
Pour expliciter ce propos, il me parait nécessaire de faire une petite distinction entre matière et matériaux. Vous et moi somme fait de matière. Notre corps transforme, fabrique, perd de la matière à chaque instant. Cette matière devient un matériau à partir du moment où il y a un usage.
Mon corps par exemple n’est pas un matériaux. A priori, il y a un interdit moral, vous ne pouvez pas vous servir de mon corps, en transformer la matière, pour fabriquer quelque chose. Cependant, on voit bien que ce tabou est construit culturellement. Dans certaines conditions, dans d’autres sociétés, cultures, etc, les choses peuvent être différentes.
La possibilité d’une extraction outre la condition technique repose on le voit sur une condition morale. On appelle ce potentiel extractif un gisement ou une ressource. Le fait de se représenter le monde de cette manière là, c’est à dire comme un ensemble de ressource disponible pour un agir humain, c’est ce qui fait la base d’une pensée extractiviste.
Je crois que cette façon de voir le monde est à l’oeuvre chez les designers.
J’en ai fait l’expérience au cours de mes recherches avec la renouée du Japon. C’est une plante exotique à grand développement, particulièrement détesté des aménageurs pour son caractère proliférant. Cette plante est devenue un partenaire de recherche dans le design d’une ferme urbaine.
Au début de mes recherches, je pensais que la renouée pouvait être une « ressource » que j’allais pouvoir « valoriser ». Dans une tentative d’épuisement des propriétés de la plante, je découvrais un foisonnement d’usages et des problématiques que ces derniers soulevaient dans différentes disciplines. Le projet changeait avec les saisons, dans des directions toujours plus nombreuses à l’image proliférante de la plante à rhizome.
Fallait-il cependant choisir un angle particulier pour cette recherche ? Au travers de cette première phase d’expérimentation, la renouée posait une première question à l’objet technique ferme : le type de production doit-il orienter la nature de la ferme ?
Par ailleurs un problème pratique s’opposait à l’export des matières organiques : leur transformation en matériaux entre en concurence avec la formation des sols dont les plantes sont extraites.
Ces constats m’ont amené à changer de destination, d’une démarche orienté par un design des matériaux, j’ai pivoté vers une approche cosmotechnique où l’enjeu est de prendre part avec la plante à un processus de formation des sols.
Avec l’aide des renouées présentes dans plusieurs interstices urbains, j’ai expérimenté une pratique ritualisée de coproduction des sols avec les habitants du quartier Crêt de Roch à Sant-Etienne. Basée dans une friche urbaine, la Friche du coq, la ferme a déployé ses pratiques de soin sur des terrains où se trouvent déjà des renouées. Cette configuration a permis de tester les conditions d’usage et les mobilités du système dans un périmètre ramassé mais néanmoins varié puisqu’il comporte différentes formes urbaines d’inscription de la plante (friches, espaces verts, lisières des jardins familiaux, bordure de voies SNCF, remblais de construction,… ). Au travers de trois gestes techniques ritualisés et collectifs – faner, fouler, composter – sont questionnés par le design des outils et des pratiques culturales, les conventions d’usage des sols et le devenir de ces parcelles avec les habitants, les aménageurs et les scientifiques parties prenantes du projet.
Ce que me renvoyait peut-être cette situation, c’est une certaine forme d’extractivisme à l’œuvre chez les designer pour qui, par une habileté que la formation et la demande encouragent : tout doit pouvoir être utilisable.
Nous avons ainsi l’habitude de penser la matière comme une quantité ou un objet à extraire. Le plus souvent au cours d’un processus de réduction. On doit pouvoir l’envisager autrement il me semble, pour tenir compte de sa nature métabolique.
La matière se transforme dans la durée, suivant des cycles bio géochimique.
Les agents humains et non humains de cette transformation interagissent dans le sens d’une entropie : non pas une dégradation, mais une décomposition progressive de la matière. Cette décomposition est une question, je crois sous investie par le design. Elle est d’importance, il me semble, parcequ’elle est notre moyen d’envisager une possible recomposition des mondes, comme l’appelle de ses voeux l’anthropologue Philippe Descola dans un récent ouvrage réalisé avec le dessinateur Allessandro Pignocchi.
Il y a bien sûr des matériaux biodégradables, compostables… Mais cette idée s’envisage souvent encore d’un point de vue global à l’échelle d’un système technique et d’un marché mondial. Pas d’un point de vue situé.
On peut fabriquer par exemple une assiette jetable en feuille de banane au Costa Rica, le fait est qu’en traversant l’atlantique pour venir chez moi en France, elle aura perdu de sa valeur au point de vue écologique – puisqu’elle va se charger de quelques kg de co2 dans le voyage. Il est possible que ce bout de produit du sol Costa Ricain rejoigne mon jardin par la suite.
je ne sais pas dire aujourd’hui comment les décomposeurs, vers de terre , colamboles et tardigrades de mon tas de compost vont en fait l’accueillir. Je crois comprendre que nos petites bêtes sont un peu moins féroces que celles qu’on trouve en amérique centrale. Ce petit exemple illustre il me semble un impensé du design : le devenir sol des objets.
Les sols sont à la merci des changements climatiques. La montée des eaux les submerge, la pluie les érode. La terre sous nos pieds petit à petit se retire comme une étoffe usée. Où atterrir donc si le plancher fait défaut ? Là encore, bonne question des sciences sociales – un point pour Bruno Latour.
Le design, ne serait ce que parce qu’il participe des choix de conception de produits qui deviendront un jour des dechets joue un rôle dans le processus anthropique de pédogénèse. Il est en quelque sorte le vecteur des sols futurs en train d’advenir. Ceux qu’on qualifie justement d’anthropocènes. Il se doit dans cette perspective de penser le devenir sol des objets. C’est bien sûr une question ouverte à laquelle je n’ai pas de réponse immédiate, que je partage avec vous aujourd’hui.